1930, vers française 1932 |
Robert Curtius (1886–1956), écrivain et historien allemand. Il a défini les thèmes permanents de la littérature européenne (La littérature européenne et le Moyen Age latin, 1948).
L’ouvrage présent, dont l'édition originale en allemand remonte à 1930, avait pour ambition d’initier le public allemand à la civilisation française et de servir de manuel à l’enseignement secondaire et supérieur allemand. Son 1er chapitre s'intéresse aux nuances sémantiques des mots "culture" et "civilisation" de part et d'autre du Rhin.
L’ouvrage présent, dont l'édition originale en allemand remonte à 1930, avait pour ambition d’initier le public allemand à la civilisation française et de servir de manuel à l’enseignement secondaire et supérieur allemand. Son 1er chapitre s'intéresse aux nuances sémantiques des mots "culture" et "civilisation" de part et d'autre du Rhin.
Définitions
Définitions selon le
dictionnaire de la langue philosophique de Paul Foulquié
Culture : Lat. cultura, dérivé de colere (supin, cultum), cultiver (colonus, cultivateur, colon), entourer d’égard, honorer (principalement les dieux) : action de cultiver, d’honorer…
Au sens figuré (en France)
1. Action de développer par l’exercice, soit le corps (c. physique), soit l’esprit ou l’âme (c. intell., morale).
2. Subjectivement : caractère ou qualité d’une personne chez qui l’étude et la réflexion ont développé les capacités intellectuelles, soit en général (c. générale), soit dans un domaine particulier (c. littéraire).
En allemand, kultur correspond à civilisation, et l’équivalent de notre « culture » est Bildung (proprt : formation) ; « cultivé » se dit gebildet (formé). [instruit ?]
3. Objectivement : manières collectives de penser et de sentir, ensemble de coutumes, d’institutions et d’œuvres qui, dans un milieu donné, sont à la fois l’effet et le moyen de la culture personnelle
Dans le vocabulaire de l’ethnologie et de la
sociologie, particulièrement aux U.S.A. : genre de vie traditionnel dans
un pays déterminé.
Civilisation :
Dérivé de civis,
citoyen.
A. Au sens abstrait (la civilisation) : état des
individus ou des pays civilisés. « s’emploi absolument par opposition à
barbarie et implique un jugement de valeur ».
B. Au sens concret (une, des civilisation(s)) :
ensemble des caractéristiques morales, religieuses, sociales, techniques,
scientifiques propres à une société ou à un groupe de sociétés déterminées. La
civilisation chrétienne, les civilisations précolombiennes.
Civilisation
et culture :
A. En français : bien que ces deux mots soient
souvent synonymes, civilisation a une compréhension plus grande, englobant à la
fois la technique et toutes les manifestations de la vie spirituelle, tandis
que la culture ne concerne que le spirituel. De plus, tandis que la
civilisation est affaire sociale ou collective, la culture est affaire plus
personnelle et ne s’acquiert pas sans
travail.
B. Les Allemands tendent à opposer civilisation
(identifiée à progrès matériel et technique) et culture (conçue comme l’acquis
spirituel).
C. Les Anglo-Américains sont portés à rejeter la notion
de civilisation comme faisant double emploi avec celle de culture.
Extraits du 1er
chapitre de
« Essai sur la
France »
de E. Robert Curtius [1]
Traduit de l’allemand
par J. Benoist-Méchin.
Editions
Bernard Grasset.
(Achevé d’imprimer le 18 février 1932.)
18 (page)
(…) Les conceptions françaises et
allemandes de civilisation sont différenciées dès leurs racines. (…) La
différence des deux conceptions a fini par dresser l’une contre l’autre la
notion de culture, et celle de civilisation. Les littératures de guerre
françaises et allemande ont suffisamment fait état de cette opposition.
Pourtant celle-ci n’est pas un création de la guerre. Elle a des
racines historiques extrêmement ramifiées.
Guillaume de Humboldt [2]
en a donné une définition conforme au sentiment de notre époque
classique : « La civilisation, » écrit-il, « a
pour effet de rendre les peuples plus humains dans leurs institutions et dans
leur mentalité, considérée par rapport à ces institutions ; à cet
ennoblissement des conditions sociales, la culture, elle, ajoute la science et
l’art. » Telle fut la conception du néo-humanisme allemand. Pour
lui la civilisation a pour objet, tout ce qui contribue à rendre l’humanité
plus sociale et plus morale. Mais au-dessus d’elle s’élève, autonome et
indépendant, le royaume de l’esprit. A lui appartient le nom de
« culture ». Cette conception reflète la situation de l’Allemagne
vers 1800, époque où une petite communauté d’esprits éclairés, dominant la
confusion désespérée des Etats et de la Nation, se sentait unie avant tout par
les liens immatériels de la philosophie et de l’art.
À cette conception, qui fut celle du classicisme
allemand, Nietzsche opposa une nouvelle table des valeurs, née de sa
philosophie dionysienne et tragique. Pour lui, la civilisation est l’idéal de
l’homme du troupeau. Les grandes époques de culture sont marquées, au
contraire, par la domination des natures les plus libres et les plus hardies.
Culture et civilisation poursuivent des buts différents : elles tendent à
des fins diamétralement opposées.
Comme on le voit, tant du côté allemand que du côté
français, tout a été fait pour dresser l’un contre l’autre ces deux mots et ces
deux conceptions. Sans doute, se rendit-on compte, dans chacun des deux pays de
la dualité ainsi créée, mais on crut y échapper en attribuant à chacun de ces
termes une valeur exactement contraire. Nous plaçons la culture au-dessus de
la
civilisation. Les Français estiment que la civilisation est
supérieure à la culture.
Pour un Français, le mot « civilisation »
est à la fois le palladium de son idée nationale et le garant d’une solidarité
universelle. Il n’est pas de Français qui ne le comprenne. Il enflamme les
masses et il est susceptible d’acquérir un caractère sacré qui l’élève jusqu’à
la sphère des vérités religieuses.
23
(…) lorsque (…) nos pas nous ramènent au petit
village de Eyzies, et que, devant le monument aux morts de la guerre, nos yeux
déchiffrent cette inscription : À tous ceux qui sont morts pour la
civilisation – alors ce mot de « civilisation » se gonfle d’une
résonance, d’une dignité et d’une grandeur sacrée que nous ne lui soupçonnions
pas.
En Allemagne, on ne trouvera le mot de
« culture » sur aucun de nos monuments aux morts. Notre peuple ne
comprend pas ce mot. Nous ne parvenons pas à le germaniser. C’est un terme
savant. Il ne parle pas au cœur. Une inscription comme celle de Eyzies n’est
possible qu’en France. Entre toutes les nations, la France est la seule à
pouvoir exprimer par ce mot de civilisation, ses biens les plus sacrés.
Mais il n’en fut pas toujours ainsi. Ce privilège
est le résultat relativement récent d’un processus historique à la fois long et
complexe. Il faut remonter jusqu’à l’antiquité pour en saisir les origines.
L’idée antique de culture implique (…) la fusion, en
un seul concept, de tous les biens de l’esprit et la liaison de ce concept avec
une polis, ou pour parler latin, avec une civitas. Ainsi naît
l’idée d’une humanité « civilisée », qui se distingue de la nature,
et s’oppose à l’état brut de ceux qui lui sont encore soumis.
Tout ce qui élève l’homme au-dessus de la grossièreté
de ses origines, tout ce qui contribue à le rendre maître des éléments, de tout
cela, c’est la culture.
Tout en elle possède une importance et une valeur
égales : qu’il s’agisse de la nourriture, de l’habitation, de
l’agriculture, de l’écriture et de l’arithmétique, du droit ou des mœurs.
Dans une telle culture les formes qui président à l’organisation de l’extérieur
de la vie prennent une importance égale aux données des sciences positives ou
aux lois qui régissent les formes de l’existence en commun. La satisfaction des
besoins matériels, le développement des capacités techniques, font partie
intégrante de cette idée de culture, au même titre que l’organisation de la
société et de l’accroissement de la sagesse.
Cette idée antique de culture est passée dans le
sang et l’esprit
26
(…) Si nous comparons le développement de la France
et celui de l’Allemagne, nous voyons qu’en Allemagne, l’idée de nationalité
et l’idée d’universalité se sont constamment opposées l’une à l’autre
tandis qu’en France elles se sont constamment unies.
38
(…) Quel que soit le jugement que l’on puisse porter
sur elle, la Révolution a eut le mérite incontestable, en recréant la nation,
de ressusciter l’idée de sa mission nationale. C’est pendant les guerres de
coalition que la France moderne a pris conscience d’elle-même. Et cette fois
encore, pour exprimer ses buts nationaux, elle frappe à son effigie une formule
universelle : la « civilisation ».
C’est un mot nouveau. Il apparaît pour la première
fois vers 1760
[3].
Il ne s’est pas imposé d’un seul coup. Il ne pouvait pas lutter contre la
devise magique « Liberté, Egalité, Fraternité », ni faire concurrence
à la Marseillaise et au Chant du départ. Mais lorsque Bonaparte
eut mâté la révolution, lorsque Napoléon eut renversé la République, ce mot
devint la formule rêvée dont s’emparèrent aussitôt la propagande politique et
les proclamations militaires. (…) Ce mot possédait en effet l’avantage
inestimable d’incarner l’élan spirituel de la Révolution sans faire trop
directement allusion à ses buts politiques.
Ce
mot était à cette époque encore vague et mal défini. Mais son acceptation était
assez vaste pour absorber tout le mouvement des esprits au cours du XIXè
siècle.
52
(…De nos jours,) « La nation »,
pour un français, ne veut pas seulement dire une communauté formée, à travers
les siècles, par l’action combinée de l’histoire, de la langue et de
l’Etat ; il signifie encore les liens tissés par une civilisation unique.
Il va sans dire que pour nous aussi, la « nation » représente une
communauté de culture. Mais les limites de cette communauté spirituelle n’ont
jamais coïncidé avec les frontières de notre Etat, et aujourd’hui moins que
jamais. La culture allemande n’a jamais pris la forme d’un corpus
national. Bien plus, la culture allemande est la culture allemande ;
c’est ainsi qu’elle se définit elle-même. Cette définition suffit déjà à
opposer l’idée de culture à l’idée de civilisation. Car lorsque nous parlons de
« culture allemande » ces mots semblent, à l’oreille d’un Français,
la négation même de l’idée de culture. Pour lui, la culture doit être, avant
tout, une chose universelle, sa vertu primordiale réside dans son contenu
humain. Comment dès lors peut-on songer à proclamer et à propager une culture nationale ?
Le Français ne peut s’empêcher d’y voir une contradiction, voir un défi.
Lorsque la France s’identifie à son idée de civilisation elle ne parle jamais
de « civilisation française », mais de civilisation tout court.
54
(…) L’esprit français tient essentiellement à cette
idée : que la nature humaine est au fond partout et toujours identique. Il
croit à l’existence de normes universelles ; et la civilisation, à
leurs yeux, est l’une d’entre elles. L’idée de civilisation n’a de sens que si
tous les hommes peuvent y participer, si tous peuvent se faire d’elle une image
identique. C’est cette conviction profonde qui donne à la conception française
son pathétique, sa force et sa chaleur ; mais c’est elle aussi qui en
marque les limites.
56
(…) Chez nous, on entend souvent émettre cette
opinion que le Français n’est pas sincère lorsqu’il prétend que son pays s’est
mis au service de l’humanité. On croit deviner dans cette affirmation une sorte
d’impérialisme déguisé. Celui qui juge ainsi ne comprend pas la France et
commet envers elle une grave injustice. Aujourd’hui encore la France vit en
grande partie sur l’héritage que lui a légué la « philosophie
des lumières » [4] ;
et si ces idées n’eurent jamais chez nous un retentissement profond, elles n’en
conservent pas moins, dans le pays de la raison, tout leur pouvoir sur les
esprits.
58
(...) On peut dire qu’en France, la
civilisation commence avec l’art culinaire. La gastronomie en fait partie. La
mode aussi. La politesse également. Bref, toutes les manifestations de la vie
emprunte un rayon à son auréole. Et ces manifestations ne sont pas seulement le
privilège des classes cultivées, elles sont accessibles à tous, chacun peut y
prendre part, fut-ce de la façon la plus modeste. Le démocratisme intellectuel
de ces idéologies trouve son appui le plus stable dans ce démocratisme des
formes sociales. Lui aussi possède des normes et des conventions.
61
(…) Le malentendu qui oppose les conceptions
françaises et allemandes vient, en grande partie, de ce qu’on considère la
civilisation en Allemagne comme représentant avant tout, et presque
exclusivement, l’ensemble des conquêtes mécaniques de notre époque. En
restreignant ainsi sa portée on l’opposera fatalement à la culture.
62
(…) Sans doute peut-on définir la
civilisation : un état constant de progrès et de perfectionnement. Mais
elle se présente aussi, à un degré plus élevé, comme la conservation et
l’accroissement d’un héritage. Charles Maurras la définit comme l’état dans
lequel l’individu qui vient au monde reçoit infiniment plus qu’il n’apporte.
« La Civilisation », dit-il, « est d’abord un capital. Elle est
ensuite un capital transmis ». Pour nous, le symbole idéal de la
culture, c’est l’activité créatrice de l’esprit. Pour le Français, c’est
la préservation et la transmission d’un patrimoine. Pour nous, la culture
opère suivant une loi de substitution : elle ressemble à une succession de
constructions spirituelles dont chacune vient prendre la place de celle qui l’a
précédé. Le Français, lui, se refuse à une telle conception de l’histoire, où
il ne découvre
que dispersion et discontinuité. Pour lui, le
courant de la civilisation entraîne dans ses flots toutes les richesses
accumulées du passé.
[1] Larousse :
Curtius (Ernst Robert), écrivain et historien allemand (Thann,
Alsace, 1886 – Rome 1956) Il a défini les thèmes permanents de la littérature
européenne (La littérature européenne et le Moyen Age latin, 1948)
L’ouvrage présent avait
pour ambition d’initier le public allemand à la civilisation française et de
servir de manuel à l’enseignement secondaire et supérieur allemand.
[2] Larousse : Humboldt
(Wihelm, baron von), linguiste et homme politique allemand (1767 –
1835). Partant de l’étude de langues très diverses, il chercha à dépasser la
grammaire comparée pour constituer une anthropologie générale qui examinerait les rapports entre le langage et la pensée,
les langues et les cultures.
[3] Littré :
(Mirabeau 1757) Action de civiliser ; état de ce qui est civilisé
« La religion … est le premier ressort de la civilisation » Mirabeau
‘Ami des hommes’.
[4]
Foulquié : Philosophie des lumières.- All. Aufkärung ; das Zeitalter der Aufkärung,
le siècle des lumières.
Le mouvement philosophique
du XVIIIe siècle, caractérisé par la foi dans le progrès, le culte de la
raison, l’opposition à la religion révélée que remplace un vague déisme.
Philosophe : appliqué
aux intellectuels du XVIIIe siècle.- Qui prétend se diriger d’après les
lumières de la seule raison et rejette toute doctrine révélée.