Jacques Monod, biochimiste français (1910–1976). Auteur
de travaux de biologie moléculaire, prix Nobel en 1965 pour avoir
élucidé le mécanisme de la régulation génétique au niveau cellulaire.
Selon Jacques Monod, les mutations sont le pur fruit du hasard.
La nécessité pour sa part sélectionne ces mutations, entraînant alors l’évolution en
perfectionnant ou en diversifiant le vivant.
Une fois inscrit dans la structure ADN (page 156), l’accident singulier, imprévisible, va être multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité. Car c’est à l’échelle macroscopique qu’opère la sélection.
Une fois inscrit dans la structure ADN (page 156), l’accident singulier, imprévisible, va être multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité. Car c’est à l’échelle macroscopique qu’opère la sélection.
(…) La sélection opère en effet sur les
produits du hasard, mais dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le
hasard est banni. C’est de ces exigences, et non du hasard, que l’évolution a
tiré ses orientations, l’épanouissement ordonné dont elle semble donner
l’image.
→ Le hasard (mutations) propose, la nécessité (sélection) dispose. ←
EXTRAITS
25- Tout artefact est un produit de
l’activité d’un être vivant qui exprime ainsi, et de façon particulièrement
évidente, l’une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres
vivants sans exception : celle d’être des objets[1]
doués d’un projet qu’à la fois ils représentent dans leurs structures et
accomplissent par leurs performances (telle que, par exemple la création
d’artefacts. (…)
Nous dirons que [les être vivants] se
distinguent de toutes les autres structures de tous les systèmes présents dans
l’univers par cette propriété que nous appellerons la téléonomie[2].
27- (…) les forces internes qui confèrent leur
structure macroscopique aux êtres vivants ne seraient [elles] pas de même
nature que les interactions microscopiques responsables des morphologies
cristallines [?] Qu’il en est bien ainsi constitue l’un des principaux
thèmes développés dans les chapitres suivants…
29- Les trois propriétés les plus
générales qui caractérisent les êtres vivants et les distinguent du reste de
l’univers sont la téléonomie (projet), la morphogenèse[3]
autonome et l’invariance reproductive.
31- (…) projet téléonomique fondamental
(c’est à dire la reproduction invariante) met en œuvre (…) des structures et
des performances variées, plus ou moins élaborées et complexes.
(…) Le jeu, par exemple, chez les jeunes de mammifères supérieurs, est
un élément important de développement psychique et d’insertion sociale. Il a
donc une valeur téléonomique comme participant à la cohésion du groupe,
condition de sa survie et de l’expansion de l’espèce.
32- Il est parfaitement vrai que ces trois
propriétés (29-) sont étroitement associées chez tous les êtres vivants. L’invariance
génétique ne s’exprime et ne se révèle qu’à travers et grâce à la morphogenèse
autonome de la structure qui constitue l’appareil téléonomique.
(…) le statut de ces trois notions n’est pas le
même. Si l’invariance et la téléonomie sont effectivement des
« propriétés » caractéristiques des êtres vivants, la structuration
spontanée (morphogenèse) doit plutôt être considérée comme un mécanisme.
(…) ce mécanisme intervient aussi bien dans la reproduction de l’information
invariante que dans la construction téléonomique.
(…) il est méthodologiquement indispensable de
distinguer [ces trois propriétés] pour plusieurs raisons ;
1. On peut
imaginer des objets capables de reproduction invariante mais dépourvus de tout
appareil téléonomique. Les structures cristallines en proposent un exemple …
2. La distinction entre téléonomie et
invariance (…) est justifiée par des considérations chimiques. En effet, des
deux classes de macromolécules biologiques essentielles, l’une, celle des protéines,
est responsable de presque toutes les structures et performances téléonomiques,
tandis que l’invariance génétique est attachée exclusivement à la classe des acides
nucléiques.
3- (…) cette distinction est, explicitement ou
non, supposée dans toutes les théories, toutes les constructions
idéologiques (religieuses, scientifiques ou métaphysique) relatives à la
biosphère et à ses relations avec le reste de l’univers. (voir plus loin)
37- La pierre angulaire de la méthode
scientifique est le postulat de l’objectivité de la nature. C’est à
dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une
connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en
termes de causes finales, c’est à dire de « projet ».
38- (…) L’objectivité cependant nous oblige à
reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que, dans
leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y
a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde.
42- Jusqu’à présent la théorie sélective est la
seule à avoir été proposée qui, faisant de la téléonomie une propriété
secondaire, (…) soit compatible avec le postulat d’objectivité.
Toutes les autres conceptions (…) supposent
l’hypothèse inverse à savoir que l’invariance est protégée, l’ontogénie
guidée, l’évolution orientée (…)
43- On peut ainsi définir (…) un premier groupe
de théories (…) admettant un principe téléonomique qui est expressément supposé
n’opérer qu’au sein de la biosphère, de la « matière vivante ». Ces
théories que j’appellerai « vitalistes », impliquent donc une
distinction radicale entre les êtres vivants et l’univers inanimé.
On peut grouper d’autre part les conceptions
qui font appel à un principe téléonomique universel, responsable de
l’évolution cosmique aussi bien que de celle de la biosphère au sein de
laquelle il s’exprimerait seulement de façon plus précise et intense. Ces
théories voient dans les êtres vivants les produits les plus élaborés (…) d’une
évolution universellement orientée qui a aboutit parce qu’elle devait y
aboutir, à l’homme et à l’humanité. Ces conceptions que j’appellerai « animistes »
…
(le sens des qualificatifs « vitaliste
« et « animiste » est ici quelque peu différent de celui de
l’usage ordinaire)
49- La démarche essentielle de l’animisme (tel
que j‘entends le définir ici) consiste en une projection dans la nature
inanimée de la conscience qu’a l’homme du fonctionnement intensément
téléonomique de son propre système nerveux central. C’est, en d’autres termes,
l’hypothèse que les phénomènes naturels peuvent et doivent s’expliquer en
définitive de la même manière, par les mêmes « lois » que l’activité
humaine subjective, consciente et projective ? L’animisme primitif formulait
cette hypothèse en toute naïveté, franchise et précision, peuplant ainsi la
nature de mythes gracieux ou redoutables qui ont, pendant des siècles, nourri art
et poésie.
(…) Croit-on que la culture moderne ait
véritablement renoncé à l’interprétation subjective de la nature ?
L’animisme établissait entre la Nature et l’Homme une profonde alliance
hors laquelle ne semble s’étendre qu’une effrayante solitude. Faut-il rompre ce
lien, parce que le postulat d’objectivité l’impose ? L’histoire des idées,
depuis le XVIIème siècle, témoigne des efforts prodigués par les
plus grands esprits pour éviter la rupture, pour forger à nouveau l’anneau de
l’ « ancienne alliance ».
62- La thèse que je présenterai ici,
c’est que la biosphère ne contient pas une classe prévisible d’objets ou de
phénomènes, mais constitue un événement particulier, compatible certes
avec les premiers principes, mais non déductible de ces principes. Donc
essentiellement imprévisible.
(…) La biosphère est à mes yeux imprévisible au
même titre, ni plus ni moins, que la configuration particulière d’atomes qui
constituent ce caillou que je tiens dans la main.
(…) Cet objet n’a pas, selon la théorie, le
devoir d’exister, mais il en a le droit..
Cela nous suffit, s’agissant du caillou, mais
non de nous-mêmes. Nous nous voulons nécessaires, inévitables, ordonnés de tout
temps. Toutes les religions, presque toutes les philosophies, une
partie même de la science, témoignent de l’inlassable, héroïque effort
de l’humanité niant désespérément sa propre contingence.
* * *
156- Les événements élémentaires initiaux qui
ouvrent la voie de l’évolution à ces systèmes intensément conservateurs que
sont les êtres vivants sont microscopiques, fortuits et sans relation aucune
avec les effets qu’ils peuvent entraîner dans le fonctionnement téléonomique.
Mais une fois inscrit dans la structure ADN,
l’accident singulier, et comme tel essentiellement imprévisible, va être
mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c’est à dire à la fois
multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Tiré du règne
du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité, des
certitudes les plus implacables. Car c’est à l’échelle macroscopique, celle de
l’organisme, qu’opère la sélection.
(…) La sélection opère en effet sur les
produits du hasard, et ne peut s’alimenter ailleurs ; mais elle opère dans
un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni. C’est de ces
exigences, et non du hasard, que l’évolution a tiré ses orientations
généralement ascendantes, ses conquêtes successives, l’épanouissement ordonné
dont elle semble donner l’image.
166- (…) les linguistes modernes ont insisté
sur le fait que le langage symbolique de l’homme est absolument
irréductible aux moyens de communication très divers (auditifs, tactiles, visuel
ou autres) employés par les animaux.(…) Mais de là à affirmer que la
discontinuité dans l’évolution a été absolue, que le langage humain dès
l’origine ne devait strictement rien, par exemple, à un système d’appels et
avertissements variés tels qu’en échangent les grands singes, cela me paraît un
pas difficile à franchir, en tout cas une hypothèse inutile.
167- On ne connaît pas de langues primitives :
chez toutes les races de notre unique espèce moderne l’instrument symbolique
est parvenu sensiblement au même niveau de complexité et de pouvoir de
communication. Selon Chomsky, d’ailleurs, la structure profonde, la
« forme » de toutes les langues humaines serait la même. (…)
L’hypothèse qui
me paraît la plus vraisemblable est que, apparue très tôt dans notre lignée, la
communication symbolique la plus rudimentaire, par les possibilités
radicalement neuves qu’elle offrait, a constitué l’un de ces
« choix » initiaux qui engagent l’avenir de l’espèce en créant une
pression de sélection nouvelle ; cette s élection devait favoriser le
développement de la performance linguistique elle-même et par conséquent celle
de l’organe qui la sert, le cerveau.
171- L’enfant n’apprend aucune règle, et
il ne cherche nullement à imiter le langage des adultes. On pourrait
dire qu’il en prend ce qui lui convient à chaque stade de son développement. Au
tout premier (vers 18 mois) l’enfant peut avoir un stock d’une dizaine de mots
qu’il emploi toujours isolément, sans jamais les associer même par imitation.
Plus tard il associera les mots par deux, par trois, etc., selon une syntaxe
qui n’est pas non plus simple répétition ou imitation du langage adulte.
Ce processus est semble-t-il universel et sa chronologie est la même pour
toutes les langues. La facilité avec laquelle, en deux ou trois ans (après la
première année), ce jeu de l’enfant avec la langue lui en apporte la maîtrise
paraît toujours incroyable à l’observateur adulte.
Aussi est-il difficile de n’y pas voir le
reflet d’un processus embryologique, épigénétique[4],
au cours duquel se développent les structures neurales sous-jacentes aux
performances linguistiques. Cette hypothèse est confirmée par les observations
relatives aux aphasies d’origine traumatique.
172- (…) si, chez l’enfant l’acquisition
du langage paraît aussi miraculeusement spontanée, c’est qu’il s’inscrit
dans la trame même d’un développement épigénétique dont l’une des fonctions
est de l’accueillir, il n’y a qu’un pas que, pour ma part, je n’hésite pas
à franchir. Pour tenter d’être un peu plus précis : de cette croissance
post-natale du cortex dépend sans aucun doute le développement de la fonction
cognitive elle-même. C’est l’acquisition du langage au cours même de cette
épigénèse qui permettrait de l’associer à la fonction cognitive et cela de
façon si intime qu’il est très difficile pour nous de dissocier par
l’introspection, la performance linguistique de la connaissance explicite.
On admet en général que le langage ne constitue
qu’une « superstructure », ce qu’il paraît, bien entendu, par
l’extrême diversité des langues humaines, produits de la deuxième évolution,
celle de la culture. Cependant l’ampleur et le raffinement chez Homo
sapiens des fonctions cognitives ne trouvent, de toute évidence leur raison
d’être que dans et par le langage. Privées de cet instrument elles sont, pour
la plus grande part, inutilisables, paralysées. En ce sens, la capacité
linguistique ne peut plus être considérée comme une superstructure. Il faut
admettre qu’entre les fonctions cognitives et le langage symbolique qu’elles
appellent et par quoi elles s’explicitent, il y a chez l’homme moderne une
étroite symbiose qui ne peut être le produit que d’une longue évolution
commune.
On sait que, selon Chomsky et son école, sous
l’extrême diversité des langues humaines, l’analyse linguistique en profondeur
révèle une « forme » commune à toutes ces langues. Cette forme
doit donc, d’après Chomsky, être considérée comme innée et
caractéristique de l’espèce. Cette conception a scandalisé certains
philosophes ou anthropologistes qui y voient un retour à la métaphysique
cartésienne. A condition d’en accepter le contenu biologique implicite, cette
conception (…) me paraît naturelle au contraire, dès lors qu’on admet que
l’évolution des structures corticales de l’homme n’a pu manquer d’être influencée,
pour une part importante, par une capacité linguistique très tôt acquise à
l’état le plus frustre. Ce qui revient à admettre que le langage articulé, lors
de son apparition dans la lignée humaine, n’a pas seulement permis l’évolution
de la culture mais a contribué de façon décisive à l’évolution physique
(corticale…) de l’homme.
S’il en a bien été ainsi, la capacité
linguistique qui se révèle au cours du développement épigénétique du cerveau
fait aujourd’hui partie de la « nature humaine » elle-même définie au
sein du génome dans le langage radicalement différent du code génétique.
Miracle ? Certes puisqu’il s’agit en toute dernière analyse d’un produit
du hasard. Mais le jour où le Zinjanthrope, ou quelqu’un de ses
camarades, a pour la première fois usé d’un symbole articulé pour représenter
une catégorie, il a de ce fait accru dans d’immenses proportions la probabilité
qu’un jour émergerait un cerveau capable de concevoir la Théorie darwinienne de
l’Evolution.
178- (…) les mécanismes de l’évolution
(…) [sont ceux là] même qui assurent la stabilité des espèces : invariance
réplicative de l’ADN, cohérence téléonomique des organismes.
181- (…) les trois processus fondamentaux de l’évolution :
réplication, mutation, sélection …
183- La vie est apparue sur la
terre : quel était avant l’événement la probabilité qu’il en fut
ainsi ? L’hypothèse n’est pas exclue (…) que l’événement décisif ne se
soit produit qu’une seule fois. Ce qui signifierait que sa probabilité à priori
était quasi nulle.
Cette idée répugne à la plupart des hommes de
science.
184- Le destin s’écrit à mesure qu’il
s’accomplit, pas avant.
185- Le logicien pourrait avertir le biologiste
que ses efforts pour « comprendre » le fonctionnement entier du cerveau
humain sont voués à l’échec puisque aucun système logique ne saurait décrire
intégralement sa propre structure.
(…) Quoi qu’il en soit, la structure et le
fonctionnement du cerveau peuvent et doivent être explorés simultanément à tous
les niveaux accessibles avec l’espoir que ces recherches, très différentes par
leurs méthodes comme par leur objet immédiat, convergeront un jour. Pour
l’instant elles ne convergent guère que par la difficulté des problèmes
qu’elles soulèvent toutes.
187- [le neurone] peut additionner ou
soustraire différents signaux en tenant compte de leur coïncidence dans le
temps, ainsi que modifier la fréquence des signaux qu’il émet en fonction de
l’amplitude de ceux qu’il reçoit. En fait, il semble qu’aucun composant
unitaire actuellement utilisé par les calculatrices moderne ne soit capable de
performances aussi variées et finement modulées.
192- De nos jours encore certains éthologistes
paraissent attachés à l’idée que les éléments du comportement, chez l’animal,
sont ou bien innés ou bien appris chacun de ces deux modes
excluant absolument l’autre. Cette conception est entièrement erronée comme Lorenz
l’a vigoureusement démontré. Lorsque le comportement implique des éléments
acquis par l’expérience, ils le sont selon un programme qui, lui, est inné,
c’est à dire génétiquement déterminé. La structure du programme appelle et
guide l’apprentissage qui s’inscrira donc dans une certaine « forme »
préétablie, définie dans le patrimoine génétique de l’espèce. C’est sans doute
ainsi qu’il faut interpréter le processus d’apprentissage du langage chez
l’enfant.
195- (…) chez l’homme, la simulation
subjective devient la fonction supérieure par excellence, la fonction
créatrice. C’est elle qui est reflétée par la symbolique du langage qui
l’explicite en transposant et résumant ses opérations. De là le fait, souligné
par Chomsky, que le langage, même dans ses emplois les plus humbles, est
presque toujours novateur : c’est qu’il traduit une expérience subjective,
une simulation particulière toujours nouvelle. C’est en cela aussi que le
langage humain diffère radicalement de la communication animale.
(…) Tous les hommes de science ont dû, je pense,
prendre conscience de ce que leur réflexion, au niveau profond, n’est pas
verbale.
196- Il est tentant de spéculer sur la
possibilité qu’une part importante, peut-être la plus « profonde »,
de la simulation subjective soit assurée par l’hémisphère droit.
198- De grands esprits (Einstein) se sont
souvent émerveillé, à bon droit, du fait que les êtres mathématiques créés par
l’homme puissent représenter aussi fidèlement la nature, alors qu’ils ne
doivent rien à l’expérience. Rien, c’est vrai, à l’expérience individuelle et
concrète, mais tout aux vertus du simulateur forgé par l’expérience
innombrable de nos humbles ancêtres. En confrontant systématiquement la logique
et l’expérience, selon la méthode scientifique, c’est en fait toute
l’expérience de ces ancêtres que nous confrontons avec l’expérience actuelle.
Si nous pouvons deviner l’existence de ce
merveilleux instrument (simulateur), si nous savons traduire, par le langage,
le résultat de ses opérations, nous n’avons aucune idée de son fonctionnement,
de sa structure. L’expérimentation physiologique est, à cet égard, presque
impuissant encore. L’introspection, avec tous ses dangers, nous en dit malgré
tout un peu plus. Reste l’analyse du langage qui cependant ne révèle le
processus de simulation qu’au travers de transformations inconnues et
n’explicite sans doute pas toutes ses opérations.
203- Du jour (…) où l’Australanthrope ou
quelqu’un de ses congénères parvint à communiquer, non plus seulement une
expérience concrète et actuelle, mais le contenu d’une expérience subjective,
d’une « simulation » personnelle, un nouveau règne était né :
celui des idées. Une évolution nouvelle, celle de la culture,
devenait possible. L’évolution physique de l’Homme devait se poursuivre
longtemps encore, désormais étroitement associée à celle du langage,
subissant profondément son influence qui bouleversait les conditions de la
sélection.
209- Je ne me hasarderai pas à proposer une
théorie de la sélection des idées. Mais on peut au moins tenter de
définir certains des principaux facteurs qui y jouent un rôle. (…)
La valeur de performance d’une idée
tient à la modification de comportement qu’elle apporte à l’individu ou au
groupe qui l’adopte. Celle qui confère au groupe humain qui la fait sienne plus
de cohérence, d’ambition, de confiance en soi, lui donnera de ce fait un
surcroît de puissance d’expansion qui assurera la promotion de l’idée
elle-même. Cette valeur de promotion est sans rapport nécessaire avec la part
de vérité objective que l’idée peut comporter. La puissante armature que
constitue pour une société une idéologie religieuse ne doit rien à sa
structure en elle-même, mais au fait que cette structure est acceptée, qu’elle
s’impose. Aussi ne peut-on que difficilement séparer le pouvoir d’invasion
d’une telle idée et son pouvoir de performance.
Le pouvoir d’invasion, en soi, est bien plus
difficile à analyser. Disons qu’il dépend des structures préexistantes de
l’esprit, parmi lesquelles les idées déjà véhiculées par la culture mais
aussi, sans aucun doute, certaines structures innées qu’il nous est bien
difficile d’ailleurs d’identifier. Mais on voit bien que les idées douées du
plus grand pouvoir d’invasion sont celles qui expliquent l’homme en lui
assignant sa place dans une destinée immanente, au sein de laquelle se dissout
son angoisse [et rassure son ego].
210- Pendant des centaines de milliers d’années
la destinée d’un homme se confondait avec celle de son groupe, de sa
tribu, hors laquelle il ne pouvait survivre. La tribu, quant à elle, ne
pouvait survivre et se défendre que par sa cohésion. D’où l’extrême
puissance subjective des lois qui organisaient et garantissaient cette
cohésion. (…) Etant donné l’immense importance sélective qu’ont nécessairement
assumée de telles structures sociales, et pendant de si longues durées, il est
difficile de ne pas penser qu’elles ont
dû influencer l’évolution génétique des catégories innées du cerveau humain.
Cette évolution devait non seulement faciliter l’acceptation de la loi tribale,
mais créer le besoin de l’explication mythique qui la fonde en lui
conférant la souveraineté. Nous sommes les descendants de ces hommes.
C’est d’eux sans doute que nous avons hérité l’exigence d’une explication,
l’angoisse qui nous contraint à chercher le sens de l’existence. Angoisse
créatrice de tous les mythes, de toutes les religions, de toutes
les philosophies et de la science elle-même.
211- L’invention des mythes et des religions,
la construction de vastes systèmes philosophiques sont le prix que l’homme a dû
payer pour survivre en tant qu’animal sociale sans se plier à un pur
automatisme[tel les insectes].
212- L’immense pouvoir sur les esprits de l’idéologie
marxiste n’est pas dû seulement à sa promesse d’une libération de l’Homme
mais aussi, et sans doute avant tout, à sa structure ontogénique[5],
à l’explication qu’elle donne, entière et détaillée, de l’histoire passée,
présente et future. Cependant, limité à l’histoire humaine et paré des
certitudes de la « science », le matérialisme historique
demeurait incomplet. Il fallait y ajouter le matérialisme dialectique
qui, lui, apporte l’interprétation totale que l’esprit exige : l’histoire
humaine et celle du cosmos y sont associées comme obéissant aux mêmes lois
éternelles.
216- (…) la science attente aux valeurs.
Non pas directement, puisqu’elle n’en est pas juge et doit les
ignorer ; mais elle ruine toutes les ontogénies5 mythiques ou
philosophiques sur lesquelles la tradition animiste, des aborigènes australiens
aux dialecticiens matérialistes, faisait reposer les valeurs, la morale, les
devoirs, les droits, les interdits.
(…) qui définit
le crime ? Qui dit le bien et le mal ? Tous les systèmes
traditionnels mettaient l’éthique et les valeurs hors de la portée de l’Homme.
Les valeurs ne lui appartenaient pas ; elles s’imposaient et c’est lui qui
leur appartenait. Il sait maintenant qu’elles sont à lui seul, et d’en être
enfin le maître il lui semble qu’elles se dissolvent dans le vide indifférent
de l’univers. C’est alors que l’homme moderne se retourne vers ou plutôt contre
la science dont il mesure maintenant le terrible pouvoir de destruction, non
seulement des corps, mais de l’âme elle-même.
Où est le recours ? Faut-il admettre une
fois pour toutes que la vérité objective et la théorie des valeurs
constituent à jamais des domaines étrangers, impénétrables l’un à
l’autre ? C’est l’attitude que semblent prendre une grande partie des
penseurs modernes, qu’ils soient écrivains, philosophes, ou même hommes de
science. Je la crois non seulement inacceptable pour l’immense majorité des
hommes, chez qui elle ne peut qu’entretenir et aviver l’angoisse, mais
absolument erronée, et cela pour deux raisons :
- d’abord, bien entendu, parce que les valeurs
et la connaissance sont toujours et nécessairement associées dans l’action
comme dans le discours ;
- ensuite et surtout parce que la définition
même de la connaissance « vrai » repose en dernière analyse sur un
postulat d’ordre éthique.
218- La connaissance en elle-même est
exclusive de tout jugement de valeur (autre que « de valeur
épistémologique ») tandis que l’éthique, par essence non
objective, est à jamais exclue du champ de la connaissance.
C’est en définitive cette distinction radicale,
posée comme un axiome, qui a créé la science. je suis tenté de noter ici que si
cet événement unique dans l’histoire de la culture s’est produit dans l’Occident
chrétien plutôt qu’au sein d’une autre civilisation c’est peut-être, pour une
part, grâce au fait que l’Eglise reconnaissait une distinction
fondamentale entre le domaine du sacré et celui du profane. Cette distinction
ne permettait pas seulement à la science de chercher ses voies (à condition de
ne pas empiéter sur le domaine du sacré), elle préparait l’esprit à la
distinction bien plus radicale que posait le principe d’objectivité. Les
Occidentaux peuvent avoir quelque peine à comprendre que pour certaines
religions il n’existe pas, il ne peut exister, aucune distinction entre le sacré
et le profane. Pour l’hindouisme tout est du domaine sacré ; la notion
même de « profane » est incompréhensible.
220- Dans un système objectif (…), toute
confusion entre connaissance et valeurs est interdite.
Mais (et ceci est le point essentiel l’articulation logique qui associe à la
racine, connaissance et valeurs) cet interdit ce « premier
commandement » qui fonde la connaissance objective, n’est pas lui-même et
ne saurait être objectif : c’est une règle morale une discipline.
La connaissance vraie ignore les valeurs, mais il faut pour la fonder un
jugement, ou plutôt un axiome de valeur. Il est évident que de poser le
postulat d’objectivité comme condition de la connaissance vraie constitue un
choix éthique et non un jugement de connaissance puisque, selon le postulat
lui-même, il ne pouvait y avoir de connaissance « vraie » antérieure
à ce choix arbitral. Le postulat d’objectivité, pour établir la norme
de la connaissance, définit une valeur qui est la connaissance
objective elle-même. Accepter le postulat d’objectivité, c’est donc énoncer
la proposition de base d’une éthique : l’éthique de la connaissance.
Dans l’éthique de la connaissance, c’est le
choix éthique d’une valeur primitive qui fonde la connaissance. Par là elle
diffère radicalement des éthiques animistes qui toutes se veulent fondées sur
la « connaissance » de lois immanentes, religieuses ou
« naturelles » qui s’imposeraient à l’homme. L’étique de la
connaissance ne s’impose pas à l’homme ; c’est lui au contraire qui se
l’impose en faisant axiomatiquement la condition d’authenticité de
tout discours ou de toute action. Le discours de la méthode propose une
épistémologie normative, mais il faut le lire aussi et avant tout comme
méditation morale, comme ascèse de l’esprit.
222- L’éthique de la connaissance est
également, en un sens, « connaissance de l’éthique », des pulsions,
des passions, des exigences et des limites de l’être biologique. Dans l’homme
elle sait voir l’animal …
223- L’éthique de la connaissance enfin est à
mes yeux la seule attitude à la fois rationnelle et délibérément idéaliste sur
quoi pourrait être édifié un véritable socialisme.
(…) Le seul espoir du socialisme n’est pas dans
une « révision » de l’idéologie qui le domine depuis plus d’un
siècle, mais dans l’abandon total de cette idéologie.
(…) Acceptée comme base des institutions
sociales et politiques, donc comme mesure de leur authenticité, de leur valeur,
seule l’éthique de la connaissance pourrait conduire au socialisme.
(…) L’ancienne alliance est rompue ;
l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers
d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit
nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres.
[1] Ou plutôt
« sujet », puisque porteur de projet, idée subjective s’il en est
(voir page 30).
[2] téléonomie : caractère
de la matière vivante en tant qu’elle matérialise un projet, une finalité.
[3] morphogenèse : développement
embryonnaire.
[4] épigenèse : Biol. Théorie selon
laquelle l'embryon se constitue graduellement dans l'œuf par formation
successive de parties nouvelles.
[5] ontogenèse ou ontogénie (Biol.
Développement de l'individu depuis l'œuf fécondé jusqu'à l'état adulte.