1957 |
Maximilien Rubel (1905-1996), d'origine roumaine, s'installe à Paris en 1931, y reçoit la licence ès lettres à la Sorbonne, obtient la nationalité française et entre au CNRS en '47. Il soutient sa thèse de doctorat en '54 sous le titre "Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle".
Avant-propos pour la deuxième édition
par Maximilien Rubel (1969)
A l'époque où ce livre parut, il posait les problèmes qui n'ont pas cessé de nous hanter. II n'apportait pas une exégèse de plus, car la pensée de Marx était déjà recouverte d'une épaisse broussaille littéraire, où s'enchevêtraient les thèses les plus contradictoires. Il se proposait simplement de faire entendre la voix du révolutionnaire lui-même, parlant pour le seul public qui lui importait : « L'humanité pensante qui est opprimée et l'humanité souffrante qui pense » (1). Le langage qui s'imposait, c'était celui de la communication et de la communion, le seul accessible à l'interlocuteur de Marx, à l'homme qui vit d'une existence empruntée et octroyée. A cet être amputé, privé de ses possibilités créatrices, il fallait faire comprendre en quels abîmes il traîne sa vie, et comment un homme s'est donné à tâche de lui désigner d'autres horizons.
Portes ouvertes, dira-t-on. C'est vrai ; il faut seulement les enfoncer. Les mots de tous les jours font l'affaire.
Dix ans ont passé. La broussaille est plus épaisse d'avoir été soigneusement cultivée. L'interprétation des textes sacrés en défend plus que jamais l'accès. Les spécialistes de « l'univers langagier» ont organisé des passages-labyrinthes qui, pour être inaccessibles aux profanes, n'en réjouissent pas moins les amateurs d'herméneutiques obscurcissantes. On ne peut s'empêcher de songer à d'autres civilisations qui, sentant leur déclin, se drapèrent d'oripeaux rutilants et s'adonnèrent à la griserie du verbe.
Plus l'horreur moderne est visible, plus il importe qu'elle soit incommunicable. Les praticiens de la rhétorique et de la fausse abstraction vont là pour avilir l'expression toute crue des faits observables, et pour en offrir une version abstruse. A qui ? A la confrérie des initiés, des privilégiés de la « culture », des avaleurs de mots nouveaux ; aux meneurs de foule prêts à sacrifier à toutes les modes intellectuelles, à condition de réussir dans leur entreprise démagogique : faire accepter le monde baptisé « socialiste » comme l'accomplissement des espérances formulées par l'auteur du Capital.
L'oeuvre de Marx n'est certes pas toujours d'un abord facile ; ou plutôt elle offre parfois des difficultés ; mais en toutes ses parties elle est rédigée avec rigueur et sans offense au sens commun, lors même que la passion du pamphlétaire justicier l'emporterait sur le souci de la froide analyse critique.
De cette oeuvre, on aperçoit les fondements et le projet, l'argument et la finalité. Rien n'est plus étranger à son esprit qu'une clef de l'inconnaissable, ou un éclair de vérité qui s'appellerait éblouissement. Elle est de bout en bout un irrespectueux démenti infligé à tous les prestiges du verbe. Ses ambiguïtés proviennent rarement d'un abus de langage ; elles sont la marque d'un penseur pour qui la recherche de la vérité et toute découverte scientifique sont la tâche commune de ceux qu'un heureux coup du destin a institués libres éducateurs de leurs frères délaissés par la chance.
Jadis, quand survenait une querelle, c'était sur un point ou un aspect de la théorie, dont l'objet même était rarement en cause, tant la langue est transparente (exception faite, peut-être, de quelques pages dont Marx voulut qu'elles fussent ardues, pour exciter la curiosité des spécialistes de son temps). Au reste, faiblesses et erreurs de raisonnement pouvaient être décelées à l'aide de la même logique qui guidait l'auteur dans l'exposé de son enseignement. Et si, du vivant de Marx, on refusait à celui-ci le dialogue et la critique, c'était moins pour des raisons touchant au sens du discours offert à la réflexion que parce que les énoncés réclamaient du lecteur une réponse qui ne pouvait être qu'un engagement moral et actif : rester indifférent, c'était se rendre complice de la barbarie dénoncée. Le mutisme des contemporains de Marx équivalait alors à une réaction de défense.
L'accueil réservé autrefois à ce livre est loin d'avoir été unanimement favorable et si certaines critiques semblent avoir perdu depuis leur fondement, c'est que la thèse centrale de cet essai a cessé de rencontrer un refus systématique auprès de certains auteurs qui se sont institués gardiens incorruptibles de l'héritage intellectuel de Marx. Cette acceptation s'explique en fait par le désir de se conformer aux exigences de l'opportunisme politique plutôt que par une recherche et une réflexion personnelles. En bref tout semble indiquer que la mode marxiste va nous proposer un nouveau travesti tout aussi désordonné que les précédents, et cela avec d'autant plus d'éclat que, dans sa variante bolchévik, le marxisme érigé en idéologie d'État a institutionalisé la « morale marxiste ». Par cette consécration officielle d'une morale prétendument inspirée par Marx, on a voulu prouver l'inanité de notre effort : dégager de son enseignement une éthique socialiste. Nous refusons, bien entendu, d'accepter la caution du bolchevisme dans ses variantes stalinienne et post-stalinienne comme une confirmation de la justesse de notre analyse, au même titre que nous n'identifions pas celle-ci aux tentatives orthodoxes ou néo-kantiennes, chrétiennes ou néo-chrétiennes dont le caractère spéculatif n'est pas moins éloigné de notre préoccupation que les palinodies du marxisme-léninisme. Ce seul fait suffit à justifier à nos yeux la présence de ce livre parmi la masse d'écrits qui se veulent décrypteurs du texte laissé par Marx.
A titre d'exemple, nous donnons ici quelques jugements et critiques dont l'intérêt nous paraît durable — tout au moins dans la situation actuelle d'un marxisme purement rhétorique — et qui sont de nature à éclairer le lecteur sur le sens de notre essai : « Rubel peut comparer la réaction anti-hégélienne de Marx à celle de Kierkegaard contre la même doctrine, sans négliger bien entendu la différence : Kierkegaard proteste au nom de l'individu concret et Marx au nom de la société concrète. » Et à propos de « inspiration éthique du socialisme marxien », le même chroniqueur tient la démonstration pour irréfutable, « fondée sur l'analyse la plus précise de la lettre et de l'esprit des textes, compte tenu des dates et de toute la documentation accessible » (2). Selon un autre critique, « (...) M. Rubel a cent fois raison de souligner qu'une préoccupation éthique constitue en quelque sorte le moteur de l'activité intellectuelle de Marx. Sa tentative de faire rentrer l'ensemble de l'oeuvre scientifique de Marx dans le cadre de la sociologie est plus discutable, mais peut à la rigueur se soutenir comme l'une des interprétations possibles. En revanche, il nous semble qu'en essayant de dissocier l'aspect éthique et l'aspect sociologique de l oeuvre de Marx, M. Rubel adopte une position qui est à la fois contraire au génie même de la pensée marxienne, et peu utile pour la compréhension » (3).
Rejetant au nom de la fameuse dialectique, bonne à tout faire des disciples en mal d'idéologie mystificatrice, l'idée d'une « dualité » dans !'oeuvre de Marx, autrement dit la distinction entre une sociologie et une éthique, tel critique a pu écrire : « Par son dogmatisme, son ton péremptoire, l'insuffisance de son appareil conceptuel, le livre de M. Rubel n'est, par rapport aux travaux staliniens de ces dernières années, que l'autre face de la médaille car il présente, malgré ses positions opposées (!), exactement les mêmes défauts que ces derniers » (4). Quelle signification accorder à une condamnation aussi péremptoire que suffisante quand on voit ce même auteur — que le mot « éthique » semble indisposer si fortement — accueillir dans son vocabulaire une expression aussi impropre qu'illogique : « humanisme matérialiste et dialectique » et, portant la confusion à son comble, enrichir généreusement son « appareil conceptuel » de la définition que voici : « Le matérialisme dialectique est d'abord une attitude pratique devant la vie » (5).
En rééditant notre essai sans y apporter de changements autres que formels, nous voulons signifier que nous maintenons volontiers notre conception vieille de dix ans. Cette tentative, dont nous sommes le premier à reconnaître les limites, visait à redonner à Marx la place qu'il voulait tenir dans un combat dont l'enjeu — l'émancipation du prolétariat, étape préliminaire de l'émancipation humaine — reste de nos jours, en dépit des dénégations, essentiellement le même que celui qu'il a défini dans son oeuvre. Cette place est plus que jamais encombrée par des disciples qui ont détourné l'enseignement marxien de son but initial pour l'exploiter à des fins inavouables, matière première utilisée par des idéologues professionnels au service d'appareils d'État et de parti qu'ils aident à manœuvrer les masses laborieuses.
Dans ces conditions, il semble vain de faire participer Marx au débat sur la transformation de la classe ouvrière dans les pays à capitalisme développé, où la classe dominante a elle-même subi des changements tels que l'on peut s'interroger sur la validité de la théorie de la polarisation croissante de la société bourgeoise. Quatre faits nouveaux auraient infirmé cette théorie : l° Le capitalisme organisé a remplacé le capitalisme libéral, la séparation entre l'État et la société disparaissant au profit d'une interpénétration croissante ; 2° le niveau de vie atteint par les travailleurs a mis fin à la « misère prolétarienne », l' « aliénation » de l'ouvrier n'ayant plus un caractère économique, mais tout au plus moral ; 3° le prolétariat porteur d'une révolution socialiste s'est dissous en tant que tel : il n'y a plus de conscience de classe révolutionnaire ; 4° la Révolution russe — le marxisme soviétique — a montré que la voie vers le socialisme n'est pas celle que Marx a « scientifiquement » prévue. Ainsi, on a pu écrire que « la lutte de classes stoppée au niveau international se reproduit, bien entendu (!), sur le plan international entre camp capitaliste et camp socialiste » (6). Très fréquent dans les milieux philosophiques du monde « libre », ce genre de raisonnement fait pendant au plat dogmatisme marxiste-léniniste pratiqué dans le monde « communiste ». Il ignore ou oblitère les' critères fondamentaux choisis par Marx soit pour condamner le capitalisme, soit pour prédire et exalter le socialisme. Si, chez le « fondateur », le rapport entre sociologie (du mode de production capitaliste) et éthique (de la révolution prolétarienne et du socialisme) est loin d'être élucidé et demanderait, par conséquent, à être débattu, cette ambiguïté n'est pas un problème pour la plupart des marxologues. Quant aux disciples, ils se contentent de cacher leur embarras sous une formule qui tient de l'article de foi : l' « unité de la théorie et de la praxis ».
Notre effort pour définir une problématique susceptible de faire, en quelque sorte, participer Marx à tous les affrontements sérieux de notre époque n'avait, à tout prendre, guère de chance de se révéler fructueuse. En effet, nous avons négligé de montrer dans le détail comment le « théoricien de la classe prolétaire » (7) entendait mener, parallèlement, une action politique, en prenant parti dans les conflits sociaux, politiques et militaires dont il fut l'observateur, le témoin et, souvent, le chroniqueur passionné (8).
N'ayant jamais été qu'homme de plume, l'homme de parti n'a pu se faire entendre que par des écrits, rarement par la parole. Lors même qu'il a pu exercer un certain pouvoir de décision — dans la Ligue des communistes et dans l'Internationale ouvrière — il considérait son autorité comme purement morale. Il concevait l'unité de la théorie et de la praxis surtout comme une -~ pratique théorique, comme une démarche où la décision politique devait s'inscrire dans une théorie sociale, mais une théorie qui faisait de la praxis politique — au sens élevé du terme — la pierre de touche de son postulat de base adopté avant toute démonstration scientifique : • c'est aux travailleurs eux-mêmes de déterminer les fins et les moyens_;' de leur émancipation.
Il conviendrait donc, pour trouver la clef des problèmes théoriques laissés en suspens, d'examiner dans le détail les attitudes que Marx, fort de ce postulat fondamental, adopta dans les diverses circonstances historiques. Car nous savons- qu'un destin tragique a refusé à ce penseur le confort « bourgeois » nécessaire à l'achèvement de son oeuvre, critique radicale et intégrale de la civilisation moderne. Or, les querelles au sein et au-dehors de l'École ne cessent de transcender ou d'obscurcir le projet et les intentions affirmées du maître ; tous les thèmes qui constituent la substance même de l'ouvre et de l'action militante de Marx — les classes sociales, l'État, les partis, l'argent, les luttes de classe, la révolution, les moyens et les fins du mouvement ouvrier et du socialisme, les crises et les guerres, les idéologies mystificatrices — sont rayés de l'ordre du jour des discussions au profit de débats idéologico-scolastiques ; d'une certaine manière, ces débats rappellent ceux que Marx a critiqués et pers fiés et qui sont à l'origine de sa rupture totale et définitive avec la spéculation philosophique en tant que telle, comme de son adhésion à une antiphilosophie militante appelée « nouveau matérialisme » dont la substance éthique se résume dans ce postulat : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c'est de le transformer » (9). Cette ressemblance entre les nouveaux courants de la scolastique marxiste et le jeune-hégélianisme combattu par Marx n'a d'ailleurs pas échappé à des observateurs attentifs aux changements de mode de l'École (10).
Depuis la disparition de Marx, il est indéniable que le monde a beaucoup changé. Mais si les interprétations philosophiques, «marxistes » et autres ont continué à fleurir, en revanche, la transformation souhaitée et scientifiquement prédite par Marx ne s'est jamais produite. On devrait ajouter : bien au contraire. En effet, si certains changements intervenus dans le cours du XXe siècle ont confirmé les prévisions de Marx supputant les conséquences néfastes d'un immense progrès technique, en revanche, les « hommes nouveaux » qu'il avait vus naître à l'aube de l'âge industriel n'ont pas rempli l'espoir qu'il a mis dans leur volonté d'émancipation. Il est hautement significatif que ses paroles prophétiques ne semblent pas émouvoir outre mesure les interprètes, exégètes et autres critiques ou admirateurs de Marx qui s'évertuent à commenter en des termes de plus en plus abscons les idées et les vues les plus claires du « fondateur ». Celui-ci ne pouvait s'imaginer, bien qu'il ait eu l'occasion de s'alarmer des premiers symptômes de la perversion « marxiste », que celle-ci irait jusqu'à dégénérer en une nouvelle superstition idéologique dont on lui attribuerait la paternité ! En fait, la brève allocution prononcée en 1856 devant les travailleurs anglais, en présence des dirigeants du mouvement chartiste (ombre du chartisme des années quarante), en dit plus long sur le sens de son oeuvre que l'immense littérature produite par toutes les tendances de l'École et toutes les variantes de la critique. Dans ce discours, un passage mérite d'être particulièrement noté, car il avait alors valeur d'anticipation plus qu'il n'exprimait une situation déjà existante :
« Par l'effet de quelque étrange maléfice du destin, les nouvelles sources de richesse se transforment en sources de détresse. Les victoires de la technique semblent être obtenues au prix de la déchéance morale. A mesure que l'humanité se rend maître de la nature, l'homme semble devenir esclave de ses semblables ou de sa propre infamie. On dirait que même la pure lumière de la science a besoin, pour resplendir, des ténèbres de l'ignorance et que toutes nos inventions et tous nos progrès n'ont qu'un seul but : doter de vie et d'intelligence les forces matérielles et ravaler la vie humaine au rang d'une force matérielle» (11).
Ces phrases sont comme une réponse à ceux qui, de nos jours, succombant au vertige des conquêtes d'une technique toujours plus triomphante, s'imaginent qu'elle comble les aspirations. des ouvriers au-delà même de leurs besoins purement matériels, et que les statistiques sur le niveau de vie atteint dans certains pays industriels suffisent à démontrer l'inconsistance de la théorie marxienne de la paupérisation. Et ce n'est pas tout. Dénoncer l'infamie de l'homme, est-ce conforme au « marxisme » du « fondateur » qui avait alors largement dépassé l'âge de la... « coupure épistémologique » (12) ?
L'antihumanisme étant aujourd'hui au goût du jour, on s'est, en effet, ingénié à couper l'auteur du Capital de son passé préscientifique, autrement dit à faire litière de toute la réflexion philosophique et historique qui a motivé l'adhésion du « jeune » Marx au mouvement ouvrier et au communisme. Si « coupure» il y a, elle ne se situe certes pas sur le plan de l'épistémologie et moins encore sur celui de l'éthique ; il suf fit d'une simple lecture des Thèses sur Feuerbach pour se rendre à l'évidence : Marx rejette comme pure « scolastique » toute épistémologie spéculative et il fonde la « vérité » du communisme sur la praxis révolutionnaire conçue comme une action à double effet : transformation du milieu et changement de soi (Selbstverãnderung). Il n'y a point de « coupure » chez Marx entre l'adhésion éthique au mouvement ouvrier et la volonté de fonder la théorie scientifique de ce mouvement ; il y a là deux démarches qui se succèdent dans l'ordre du temps, de la psychologie et de la logique. Tout le sens du « socialisme scientifique » est dans cette double démarche, l'adhésion aux valeurs de l'utopie socialiste et le projet d'une critique scientifique de la civilisation du capital.
En tentant de cerner la physionomie intellectuelle de Marx, nous avons volontairement renoncé aux méthodes d'analyse employées par certains biographes qui prétendent dévoiler les mobiles secrets de leur héros. Peu de penseurs du XIXe siècle se sont identifiés à leur œuvre comme Marx : jusque dans ses lettres qui — rarement certes —ont un ton d'intimité et frôlent la confidence, il garde toujours présent à l'esprit le but qu'il s'est fixé dès son adolescence ; et il ne laisse guère de prise à l'indiscrétion de l'analyste avide de sonder les abîmes imaginaires ou de clouer sa victime mutilée sur le lit de Procuste de sa propre curiosité effrénée. Ainsi les intentions et les motivations les plus naturelles se voient tantôt magnifiées par des admirateurs dépourvus de tout esprit critique, tantôt suspectées par des inquisiteurs de l'âme : dans un cas, c'est la momification, dans l'autre, l'acharnement sur une proie livrée sans défense à la dissection psychologique qui, pour n'apporter aucune révélation sur le génie du défunt, en dit cependant long sur ceux qui la pratiquent.
Entre la momification idéologique et l'autopsie indécente s'étend l'immense no man's land ouvert à toutes les aventures de l'interprétation obscurantiste ou mondaine. Au marxisme figé, doctrine d'État à l'usage de régimes « socialistes » (dans lesquels Marx eût sans peine reconnu une variante moderne du « despotisme oriental »), correspond, dans les pays à tradition libérale, la floraison des marxismes et anti-marxismes, bref des querelles toujours renouvelées à propos de ce que Marx a « réellement » dit ou pensé ; et l'on voit, à chaque changement de mode, s'attrouper les curieux devant le Sphinx de notre temps. A regarder de près, on constate que, de tous les penseurs dont l'oeuvre théorique est difficile et inachevée, Marx est le seul à qui l'ambiguïté semble être imputée à péché. Devenu à l'Est la doctrine officielle du capitalisme d'État, le marxisme est, à l'Ouest, la ressource inépuisable et combien commerciale d'une production littéraire dont la clientèle se recrute facilement dans l'intelligentsia en mal d'engagement politique, alors que s'effritent les croyances traditionnelles et que les Églises établies menacent ruine. Momie exposée ici à l'adoration des foules, et très concrètement par cadavres interposés, Marx est, ailleurs, livré au public par une infinité de portraits, comme s'il s'agissait d'évoquer ou d'imaginer une figure mythique ; certains pratiquent la lecture de son oeuvre comme s'il s'agissait de déchiffrer les manuscrits palimpsestes d'un auteur inconnu surgi de la nuit des
temps. Les abus et les extravagances d'une psychologie « en profondeur » font certes contraste avec les simplifications caricaturales des politiciens de métier ou de leurs idéologues de service, mais ne sont guère plus enrichissants.
Il serait oiseux de s'arrêter à la littérature hagiographique consacrée à Marx dans les pays dont les régimes se réclament de son enseignement : ils y découvrent incontestablement sinon les meilleures « recettes pour les marmites de l'avenir », du moins la définition et la description exacte et détaillée des méthodes d'accumulation primitive et élargie du capital, autrement dit toute la science de l'exploitation de l'homme par l'homme. Omniscient, Marx y est également le héros d'une épopée aux péripéties dramatiques, géant assuré de tous les triomphes intellectuels et politiques, démiurge des révolutions des temps présents et à venir (13). Que l'on parle à ce propos de nouvelle religion, voire de nouvel opium du peuple, en faisant le rapprochement entre la vision libératrice de la pensée marxienne et celle des religions de salut, n'a rien d'étonnant (14). Qu'on pousse l'analogie jusqu'à l'absurde en faisant de lui l'incarnation du prophétisme de la «race» dont il est issu : voilà un signe du désarroi mental où certains esprits ont été plongés par la barbarie de notre temps (15). Plus faciles encore, parce que fantaisistes, sont les entreprises de dévoilement psychanalytiques en faveur auprès d'un public désabusé et peu exigeant, mais attiré par les étrangetés de la « personnalité de base » cachée dans l'homme. Ces productions raffinées aussi bien que les grossières et abêtissantes hagiographies s'appliquent conjointement, bien que par des méthodes différentes, à précipiter le colosse de son piédestal et à recomposer à l'aide des débris la figure névrotique de l'idole, pour reléguer Marx au panthéon des grandes ombres ; on ne l'en fait sortir que pour le montrer aux curieux et aux idolâtres, ou pour l'obliger à servir de caution muette à certaines méthodes politiques (16).
Dans les lignes qui précèdent, nous avons tenu à apporter une précision quant à la valeur de témoignage et de critique d'un enseignement éthique, à une époque où les transformations sociales réalisées sur d'immenses étendues du globe sont proclamées socialistes et étiquetées marxistes. Notre essai aurait manqué son but si, à l'exemple de la plupart des biographies intellectuelles de Marx, il s'était borné à faire de son objet une pure matière d'analyse et d'étude, sans faire intervenir cette exigence de vérité qui émane de l'oeuvre marxienne : celle-ci veut être analyse du présent autant que théorie de l'avenir, critique d'une civilisation inhumaine autant que vision d'une culture supérieure. Or, parmi les paradoxes d'une recherche apparemment scrupuleuse, puisant à toutes les sources de l'érudition, le plus extraordinaire est sans conteste le discrédit, voire le mépris dans lequel les chercheurs les plus sérieux tiennent — parfois involontairement parce que cédant à l'usage — tout ce que Marx a pu imaginer de la société qui, négation de la civilisation bourgeoise, sera en même temps le commencement de la vraie vie sociale, le règne de la liberté instaurée sur des fondements matériels garantissant la « recréation indéfinie de chacun et de tous » (17). Mais derrière ce paradoxe se cache en fait une des plus grandes aberrations de ce temps : la légende des deux mondes, dont l'un abriterait la société condamnée par Marx et l'autre la cité rêvée par lui. Une biographie qui ne permet pas à l'auteur du Capital d'élever la voix pour protester contre cette perversion, qui masque l'état de choses dénoncé dans les milliers de pages de son oeuvre, ne mérite pas ce nom, car elle ressemble à un embaumement. Elle n'est digne de soi que si elle respecte cette « dialectique de la communication » qu'un grand contemporain, lui aussi critique de Hegel, a développée pour montrer qu'en matière d'éthique, donc d'existence où se joue le destin de chaque individu, la vérité n'est pas affaire de spéculation mais d'appropriation, d'intériorité et de subjectivité (18).
En regard du modèle tracé par Marx, de manière discrète, certes, mais suffisamment précise pour couper court à toute confusion, le camp dit « socialiste » ne diffère pas de son antagoniste : à cela près que la classe des maîtres met toute son opiniâtreté à faire passer les nouveaux modes de domination et d'exploitation pour le contraire de ce qu'ils sont ; ce faisant, ils agissent comme si Marx n'existait pas pour déjouer leurs ruses — bref, comme si Marx n'avait jamais révélé sa pensée sur ce que le socialisme pouvait être et ne pas être. Nous voulons croire que notre lecteur, malgré les réserves qu'il a pu nourrir à l'égard de la thèse centrale de cet ouvrage, n'a pas manqué de voir ce qu'elle entendait prouver : que la théorie n'était pas pour Marx une fin en soi, et qu'elle ne se limitait pas à une critique de l'économie capitaliste. A supposer même qu'il refuse de nous suivre au-delà de cette limite, il devrait admettre que nous avons rendu Marx suffisamment présent pour que sa révolte et sa critique s'étendent à notre monde et atteignent les régimes qui se réclament de son enseignement et se proclament socialistes.
La théorie sociologique de Marx — baptisée « matérialisme historique » — suffit à démontrer l'impossibilité de réaliser une économie socialiste dans des pays qui en sont encore à créer, sous la contrainte d'un pouvoir d'État, un prolétariat de masse, afin de franchir l'étape de l'accumulation dite « primitive » du capital. Elle ne prétend pas définir et proposer un modèle de société pour remplacer celle dont elle prédit la fatale disparition, car ce modèle, Marx l'avait à l'esprit avant même de se livrer à l'étude de la théorie économique, et il sera présent dans tous ses écrits en tant qu'héritage délibérément accepté : le socialisme de Marx est avant tout une synthèse des projets de Saint-Simon, d'Owen et de Fourier, dont il se sépare cependant quant aux moyens de réalisation, rejetés par lui comme « utopiques » (19).
En regard du modèle tracé par Marx, de manière discrète, certes, mais suffisamment précise pour couper court à toute confusion, le camp dit « socialiste » ne diffère pas de son antagoniste : à cela près que la classe des maîtres met toute son opiniâtreté à faire passer les nouveaux modes de domination et d'exploitation pour le contraire de ce qu'ils sont ; ce faisant, ils agissent comme si Marx n'existait pas pour déjouer leurs ruses — bref, comme si Marx n'avait jamais révélé sa pensée sur ce que le socialisme pouvait être et ne pas être. Nous voulons croire que notre lecteur, malgré les réserves qu'il a pu nourrir à l'égard de la thèse centrale de cet ouvrage, n'a pas manqué de voir ce qu'elle entendait prouver : que la théorie n'était pas pour Marx une fin en soi, et qu'elle ne se limitait pas à une critique de l'économie capitaliste. A supposer même qu'il refuse de nous suivre au-delà de cette limite, il devrait admettre que nous avons rendu Marx suffisamment présent pour que sa révolte et sa critique s'étendent à notre monde et atteignent les régimes qui se réclament de son enseignement et se proclament socialistes.
La théorie sociologique de Marx — baptisée « matérialisme historique » — suffit à démontrer l'impossibilité de réaliser une économie socialiste dans des pays qui en sont encore à créer, sous la contrainte d'un pouvoir d'État, un prolétariat de masse, afin de franchir l'étape de l'accumulation dite « primitive » du capital. Elle ne prétend pas définir et proposer un modèle de société pour remplacer celle dont elle prédit la fatale disparition, car ce modèle, Marx l'avait à l'esprit avant même de se livrer à l'étude de la théorie économique, et il sera présent dans tous ses écrits en tant qu'héritage délibérément accepté : le socialisme de Marx est avant tout une synthèse des projets de Saint-Simon, d'Owen et de Fourier, dont il se sépare cependant quant aux moyens de réalisation, rejetés par lui comme « utopiques » (19).
Marx n'aurait pas toléré qu'on parle d'une « philosophie marxiste », comme c'est devenu la mode depuis que les défaites du mouvement ouvrier, trop évidentes pour être contestées dans un langage concret et accessible, ont été tournées en autant de triomphes sous le travestissement d'un jargon incompréhensible pour le commun. Ce n'est pas sur une philosophie et encore moins sur des philosophes, quelque « marxistes » qu'ils fussent, que Marx comptait pour voir se réaliser la société libérée de l'État, de l'argent et... des philosophes. Dans l'utopie marxienne, la philosophie est le propre de tout homme devenu un être pensant, conscient de ses limites dans la recherche de l'absolu, mais assez lucide pour refuser la médiation des élites et des guides providentiels. C'est par son utopie rationnelle, et nullement par la philosophie, qu'il reniait, que Marx est encore présent dans le monde. La voie entrevue par lui, c'est l'action révolutionnaire de l'ensemble de la classe que Saint-Simon appelait « la plus nombreuse et la plus pauvre », et que son disciple croyait porteuse d'une mission libératrice ayant pour champ d'action les pays économiquement et politiquement développés. Ce n'est pas d'un disciple, si génial fût-il, ni d'un parti ouvrier, quelque « marxiste » qu'il fût, que Marx faisait dépendre le triomphe du mouvement ouvrier. - Car en établissant la loi d'une « paupérisation » qui est plus difficile à saisir que la misère nue, Marx implante l'utopie de l'avenir dans la lutte du présent et enseigne une dialectique de la révolution qui engage chacun de ses porteurs à prendre conscience à la fois de sa misère — fût-elle dorée — et de la finalité libératrice de sa lutte politique. La révolution et l'utopie sont les fondements normatifs de l'éthique socialiste à laquelle Marx s'est efforcé de procurer une armature scientifique. Dans les conditions du monde d'aujourd'hui, la présence de Marx s'impose donc plus par la critique et la dénonciation du faux socialisme que par la théorie du vrai capitalisme, ancien et nouveau, occidental et oriental (20).
En variant un mot de Nietzsche — à propos de l'Église et de Jésus — on pourrait dire que le socialisme « réalisé » dans le monde contemporain représente exactement ce contre quoi Marx a lutté et contre quoi il a appris à ses disciples à combattre.
Maximilien RUBEL
Notes
(1) Lettre de Marx à Ruge, mars 1843, dans Annales franco-allemandes, 1844
(2) Cf. A. PATRI, « Une biographie intellectuelle de Marx », Le Contrat social, juillet 1957, p. 159 sq.
(3) Cf. St.-R. SCHRAMM, « Vers la connaissance de Marx », Christianisme social, novembre-décembre 1957, p. 852 sq. Le critique adhère à une interprétation qu'il veut « socialiste et chrétienne » et selon laquelle l'entreprise intellectuelle de Marx serait essentiellement philosophique, mais dont l' « humanisme prométhéen », spécifiquement athée, est « irrecevable pour un chrétien ». Cette conclusion, M. Schramm la tire d'une confrontation de notre travail avec le livre de J.-Y. CALVEZ, La Pensée de Karl Marx, Paris, 1956. Un autre critique exprime des vues semblables en nous reprochant de « minimiser l'influence de Hegel » sur Marx. Cf. Henri CHAMBRE, compte rendu dans Revue d'action populaire, mai 1957. Pour une mise au point du problème de la morale chez M . cf. E. KAMENKA, Marxism and Ethics, 1969.
(4) Cf. Lucien GOLDMAN « Propos dialectique. Y a-t-il une sociologie marxiste ?» Les Temps modernes, octobre 1957, p. 751. Voir notre « Mise au point non dialectique » dans la même revue, décembre 1957.
(5) Cf. L. GOLDMANN, Recherches dialectiques, 1959, p. 18.
(6) Cf. J. HABERMAS, Theorie und Praxis. Sozialphilosophische Studien, 1963, p. 163 sq.
(7) Misère de la philosophie, La Pléiade, vol. I, p. 92.
(8) Nous avons annoncé, en terminant notre Introduction, le projet d'une bio-graphie politique de Marx. Comme contributions à une semblable entreprise, nous signalons quelques-uns de nos travaux : Karl Marx devant le bonapartisme, Paris-La Haye, 1960 ; « Le concept de parti prolétarien chez Karl Marx », Revue française de sociologie, II, 3, 1961 ; « La Charte de la Première Internationale. Essai sur le marxisme » dans l'A.I.T. », Le Mouvement social, avril juin 1965 ; Marx et Engels devant le tsarisme et la révolution russe, essais réunis en volume, à paraître aux éditions Payot.
(9) Onzième These sur Feuerbach. 1845.
(10) Voir, par exemple, Raymond ARON, D'une Sainte Famille à l'autre. Essais sur les marxismes imaginaires, 1969. L'auteur qui critique la « lecture existentialiste de Marx » selon Jean-Paul Sartre (Critique de la raison dialectique, 1960), puis la « lecture pseudo-structuraliste de Marx » par Louis ALTHUSSER (Pour Marx, 1965, et Lire le Capital, 1966), n'a pas de peine à démontrer l'incompatibilité du « marxisme » (?) de Marx avec le « pseudo-marxisme » de certains écrivains en vogue. Sans vouloir nier la justesse de cette apologie de Marx, il nous semble que les cibles choisies sont trop belles pour être prises au sérieux ; et que la polémique passe à côté de l'argument essentiel opposé par l'auteur de la Sainte Famille aux ambitions intellectuelles des épigones de Hegel : la vocation libératrice de la « masse » dans l'évolution des sociétés modernes. Au fond, l'échelle de valeurs du critique ne se distingue de celle des « pseudo-marxistes » que par le choix du « camp » où il peut affirmer sa personnalité d'écrivain libéral — choix que Marx lui-même n'a fait que pour mener sa lutte contre l'ordre établi, dont le libéralisme lui semblait masquer un état de servitude sociale intolérable pour l'homme qui pense. Une fois que l'on a défini le « projet de Marx » comme volonté de « penser philosophiquement l'histoire », il est facile de prendre ses distances à l'égard d'un enseignement qui décèle la foncière identité des deux « camps », où la violence permanente, l'écrasement de l'homme par l'homme et les institutions de classe ne ne constituent qu'un seul et même univers.
(11) Voir infra, p. 436 sq.
(12) Cf. L. ALTHUSSER, Pour Marx, p. 24 sq.
(13) Karl MARX, Biografia, Moscou, 1968, 745 p.
(14) Cf. Robert C. TUCKER, Philosophy and Myth in Karl Marx, 1961 (trad. française, éd. Payot, 1963). L'auteur n'hésite pas à comparer la pensée de Marx à un « système religieux ».
(15) Cf. Albert MASSICZEK, Der menschliche Mensch. Karl Marx' jüdischer Humanismus, 1968. On mesurera l'absurdité de cette exégèse — qui repose entièrement sur la fiction d'une « essence juive » dont l'enfant Marx aurait été le réceptacle — en lisant ceci : « Amoindrir, dissimuler ou psychologiser le judaïsme, c'est se livrer à un anéantissement qui, en dernière instance, équivaut à l'anéantissement des Juifs à Auschwitz », p. 184.
(16) La perle du genre, c'est, nous semble-t-il, la « psychographie » d'A. Künzli (Karl Marx, 1966). Un critique avisé résume la recette proposée par cet auteur pour saisir la la personnalité de Marx " prenez une brave maman juive, mue par une tendresse excessive, souffreteuse et faisant des fautes d'orthographe ; réchauffez-la au moyen d'une lavette tiède de même origine (le père de Marx, M. R.) ; comptez patiemment jusqu'à neuf et servez le plat parfaitement immangeable — pour le reste comptez sur l'autophobie juive et le penchant dè la masse crédule pour les recettes tout à fait primitives. » Cf. H. SKRZYPCZAK, Marx-Engels-Revolution, 1968, p. 13 sq.
(17) Cf. F. PERROUX, Le pain et la parole, 1969, p. 313.
(18) S. KIERKEGAARD, Post-scriptum aux miettes philosophiques (1846). Traduit du danois par P. Petit, 1941. Retenons ce jugement que Marx n'aurait pas désapprouvé « C'est aux admirateurs de Hegel qu'il doit être réservé d'en faire un radoteur ; un adversaire saura toujours le respecter pour avoir voulu quelque chose de grand et ne l'avoir pas atteint » (p. 72). Pour un aperçu récent de la discussion des rapports Marx-Hegel, cf. I. FETSCHER, Karl Marx und der Marxismus, 1967, p. 45 sq.
(19) « (...) le socialisme théorique allemand n'oubliera jamais qu'il repose sur les épaules de Saint-Simon, Fourier et Owen », a écrit Engels du vivant•de Marx ; cf. Avant-propos à la réédition de la Guerre des paysans, 1875.
(20) Parmi les publications plus récentes qui contiennent, sur les thèmes abordés dans notre ouvrage, des analyses suggestives et documentées, mentionnons, à titre d'exemples : Yvon BOURDET, Communisme et marxisme. Notes critiques de sociologie politique. Paris, 1963. — Pierre NAVILLE, De l'aliénation à la jouissance, Paris, 1967 (nouvelle édition, revue et augmentée ; la première édition date de 1957). — Shlomo AVINERI, The social and political thought of Karl Marx. Cambridge, 1968. — David MCLELLAN, The young Hegelians and Karl Marx. Londres, 1969.